Prix de la baguette : quand le cours du pain était fixé par l'Etat (2024)

Consommation

Par Pierre Ropert

Publié le

7 min

Les magasins Leclerc viennent d'annoncer une baguette à 29 centimes d'euros, provoquant l'ire des boulangers. Le prix du pain libre n'a pourtant que 30 ans: pendant de nombreux siècles, l'autorité royale, puis l’État, ont décidé du prix du pain.

0,29 centimes d’euros dans les enseignes du groupe Leclerc. La nouvelle a fait bondir plus d’un boulanger. Avec un prix aussi bas, ces derniers dénoncent une concurrence déloyale de la part du géant de la grande distribution, alors même que le marché des céréales est fluctuant. Face à des tarifs concurrentiels inaccessibles pour la profession, faudrait-il à nouveau encadrer le prix du pain?

Le pain, sous l’égide des seigneurs

Si de nos jours, le pain est vendu à prix libre, il y a encore quelques siècles, il était étroitement surveillé. Depuis l’Antiquité, la place des céréales (avoine, orge, seigle, blé, épeautre, etc.) dans l’alimentation n’a eu de cesse d’augmenter. D’abord en bouillie, puis de plus en plus sous forme de pain, à mesure que les techniques évoluaient. A partir du XIe siècle, cet aliment devient même la base de l’alimentation paysanne. Et ce d’autant plus que l’expansion du christianisme a conféré au pain (la bien connue injonction de Jésus Christ: “Prenez, mangez, ceci est mon corps”; Matthieu (26, 26-28)) un caractère rituel.

Le prix du pain n'a pas toujours été encadré, mais cuire son pain est un privilège et requiert des instruments techniques: le four à pain, ou four banal, appartient au seigneur local, et il convient de s’acquitter d’une taxe, le ban, pour l’utiliser.

Dans les villes, dès le VIe siècle, les premières boulangeries publiques ouvrent: les talemeliers, comme on nomme alors les boulangers, vendent toutes sortes de pains et de tourtes, souvent à destination des plus aisés. C'est la naissance de ce corps de métier qui va amener à suivre de près l'évolution du prix du pain.

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Un prix du pain fixé par la royauté

Tout au long du Moyen Âge, le métier de boulanger est très encadré, mais c’est au XIIIe siècle que sont adoptées les premières véritables législations autour du pain. Le roi Louis IX charge alors le prévôt Etienne Boileau de réorganiser les corporations d'arts et métiers, au rang desquels les boulangeries. Dans le Livre des Métiers, paru en 1268, sont inscrites les premières règles encadrant la création du pain: plusieurs qualités officielles de pains sont indexées (du plus blanc, le meilleur, au plus noir, de moins bonne qualité) et leurs prix sont fixés; des procédures de contrôles sont également mises en place.

Les différentes autorités royales ont bien compris que l’approvisionnement en blé des cités est un élément indissociable de la paix sociale: ainsi, en 1366, par l’ordonnance du 12 mars, Charles V décide que les boulangers ne pourront faire de pains que du même poids, de la même farine et du même prix, fixé respectivement à deux et quatre deniers. Six ans plus tard, il décide que le prix du pain serait fixé à Paris, selon le cours du prix du blé. Les boulangers qui dérogent aux règles établies, en changeant le prix ou le poids du pain, peuvent être sanctionnés par des amendes, voire des peines corporelles.

Au cours des siècles suivants, la législation se durcit et évolue, mais le prix du pain reste fixé par les autorités royales. En période de disette ou de famine, les boulangers ont bien souvent mauvaise réputation, et sont accusés de tricher ou de spéculer sur le poids du pain, mais la boulangerie reste une activité très contrôlée par les autorités urbaines.

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De la Guerre des farines au “pain de l’égalité”

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que le prix du pain soit remis en question. En 1773 et 1774, de mauvaises révoltes successives mettent à mal l'approvisionnement en céréales. Certaines régions sont excédentaires et d’autres victimes de la famine: Turgot, le contrôleur général des finances du roi Louis XVI, fervent partisan des théories libérales portées par Quesnay et de Gournay, décide le 13 septembre 1774 de la libéralisation du commerce des grains sous l'Ancien Régime, qui supprime la police des grains royale.

En libéralisant le commerce des grains, Turgot espère que les grains vont circuler entre régions victimes de disettes et régions mieux approvisionnées. Il n’en est rien: le prix du blé, et donc du pain, bondit. Un pain peut coûter jusqu’à 30 sous, soit 3 à 4 fois son prix habituel.

Des révoltes ne tardent pas à éclater, parties de Dijon, elles remontent jusqu’à Paris. Des taxations spontanées et des pillages prennent place dans les régions riches de stocks de céréales, des dépôts et des boulangeries sont attaqués en villes. Pour faire rétablir l’or et mettre fin à la “guerre des farines”, Louis XVI fait mobiliser 25000 soldats, mais fait surtout approvisionner les provinces en difficulté et impose aux propriétaires de stocks de grains de les vendre à des tarifs régulés… Le prix du pain est à nouveau encadré.

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Dans ses mémoires inachevées, Jean-Charles Pierre Lenoir, lieutenant général de police dans les années 1774-1775 écrit ainsi: “Il n’est plus douteux que l’introduction du système de liberté illimitée dans le commerce des grains n’ait été la cause principale des émeutes qui en 1775 troublèrent la tranquillité de Paris et de quelques provinces du royaume. Les économistes alors en crédit avaient été autorisés à faire imprimer et publier qu’il ne fallait ni approvisionnements, ni magasins publics dans les villes de grande population; ils étaient parvenus à faire proscrire comme abusives les mesures réglementaires dont la police de Paris faisait depuis longtemps un usage bon et paisible.”

De l’avis des historiens, la Guerre des farines s’est sans doute imposée comme un préambule à la Révolution française, qui fut elle aussi attisée, entre autres, par la hausse du prix des céréales et du pain. Ce n’est pas un hasard si la légendaire citation apocryphe attribuée à Marie-Antoinette “S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche!”, aurait prétendument poussé à bout les révolutionnaires.

La révolution n’épargne d’ailleurs pas les boulangers, qui de tout temps ont fait les frais d’accusations dès lors que des pénuries survenaient. En 1789, soupçonnés de ne pas vendre le pain équitablement, certains d’entre eux sont condamnés, tel le boulanger Jean-Claude Gaultilt, qui est accusé dans un document de la maison d’arrêt de la conciergeried’avoir laissé moisir du pain chez lui”, en lieu et place d’en avoir fait don aux plus démunis:

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Au sortir de la révolution, le 15 novembre 1793, un article est promulgué par la Convention qui impose pendant un temps un pain unique, le “pain de l’égalité”, à forte teneur en son, et composé d'un mélange de trois quarts de froment et d'un quart de seigle: “tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule et bonne espèce de pain”.

La même année, le four banal, toujours en usage dans les campagnes et qui appartenait au seigneur local, devient un four communal, en conservant néanmoins un système de taxe. Les grandes fermes sont également autorisées à avoir leur propre four.

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1978: le prix du pain est libre

La loi Allarde, votée par l'Assemblée constituante en 1791, a proscrit les corporations de métiers, boulangers compris: chacun a dorénavant le droit d'exercer le métier qui lui convient, à condition de payer une patente. Mais Bonaparte, dès 1813, rétablit le corporatisme. Le prix du pain est maintenant fixé par quatre boulangers, choisis en présence du Préfet de Police, en fonction du prix de la farine.

“Les maires, puis les préfets, auront, aux XIXe et XXe siècles, le pouvoir d’intervenir sur le prix du pain ordinaire, écrit à ce sujet Hubert Chiron, chercheur à l'Inra de Nantes et auteur du livre Les Pains français: "Chaque hausse étant impopulaire, la pression de l’autorité publique durera jusqu’en 1986.”

Dans Le Maire nourricier: renouvellements et déclin d'une figure tutélaire dans la France du XIXe siècle, l’historien Nicolas Bourguinat précise: “Dans les villes de quelque importance, [le maire] pouvait retarder l’ajustement de la taxe du pain, c’est-à-dire du tarif fixant aux boulangers le prix de vente maximum de chaque qualité de pain, voire faire réserver une variété de pain subventionné aux plus nécessiteux. [...] La publication en temps et heure de la taxe du pain et éventuellement sa révision, demeuraient presque un acte de souveraineté. Mais on s’engageait vers une définition purement mécanique de la taxe, “fixation régulière du prix du pain suivant le cours naturel et dûment constaté des grains et farines” plutôt qu’instrument de contrainte sur les uns (les boulangers) et de protection vis-à-vis des autres (les particuliers).”

Peu à peu, le pain se démocratise et l’industrialisation achève de rendre le pain blanc, créé à l’aide de blé et jusqu’ici l’apanage des plus aisés, accessible à tous. C’est également au XXe siècle que naît la fameuse baguette, devenue aujourd’hui un marqueur du coût de la vie: “Les gens aisés en ville avaient besoin d’un pain frais plusieurs fois par jour. Le grand pain qui faisait entre 1,2 et 2 kilos était simplement trop gros. Et ils aimaient davantage la croûte que la mie”, explique ainsi l’historien spécialiste du pain Steven Kaplan.

À lire aussi : La vraie histoire de la baguette de pain, au-delà de la légende

Le prix du pain restera cependant encadré jusqu’en 1978, avant qu’un arrêté du gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing ne “libère” le prix du pain: “les prix de toutes les catégories de pain et des produits de viennoiserie et de pâtisserie fraîche sont librement déterminés par chaque fabricant, boulanger ou dépositaire de pain”.

Cet arrêté se traduit par une augmentation de 8 à 10 % du prix du pain. Un “petit dérapage des prix” qui se justifie, selon René Monory alors ministre de l’économie, comme une nécessité pour “améliorer les conditions de travail et les salaires des ouvriers boulangers qui travaillent cinquante-quatre heures par semaine pour gagner leur vie". Cette liberté du prix du pain reste cependant encadrée par une série de dispositifs (prix plafonds, blocage des prix, accords de modérations, etc.) jusqu’au 1er janvier 1987. L’ordonnance n° 86-1243 relative à la liberté des prix et de la concurrence entre alors en vigueur et instaure la liberté totale des prix, encore en vigueur à ce jour.

Reste que l’annonce des magasins Leclerc quant au prix de la baguette pose une question encore jamais vue dans l’histoire du prix du pain: faut-il vraiment imposer un prix minimum à cet emblème national?

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